Les détails et les volées de la vie dans ces journées là. Aujourd'hui, cela fait dix ans que mon père est mort, c'était aux alentours de midi. Aujourd'hui, nous avons tenté, mon frère et moi, de joindre ma mère à de nombreuses reprises vers midi. C'était pour tout à fait autre chose. Mais il y avait cette vague d'appels de notre part affichés sur son téléphone lorsqu'elle sortait du coiffeur, aux alentours de midi.

Comme je l'avais senti au fond de moi, ma mère et mon frère ont plus "ressenti" cet anniversaire. Mon frère m'a appelé le matin, alors que je me réveillais - j'avais pris sans vraiment y penser un jour de congé. Il m'appelait pour me dire qu'on lui avait volé son portefeuille. Je lui ai dit de venir chez moi après son cours et que je l'aiderai à m'occuper de tout cela. Je l'ai attendu à midi avec des pancakes tout chaud, je l'ai aidé à commencer les démarches. On s'est retrouvé à passer l'après-midi ensemble, une délicieuse après-midi malgré le passage obligé au commissariat. J'étais assise à côté de lui pendant qu'il portait sa plainte. Il était un peu mal à l'aise et je me rendais compte à quel point il restait encore un petit enfant, parfois. La femme se tournait vers moi quand mon frère s'embrouillait ("Porte de Clignancourt, c'est quel arrondissement?"). Nous avons marchés dans Paris, nous avons beaucoup parlés. Alors qu'il partait, je lui ai dit presque avec entrain "et puis, un joyeux 24 octobre !". Il s'est retourné: "Ca va aller, la journée est déjà passée plus de moitié". La journée était donc lourde à couler, me disait-il.

J'ai eu Maman au téléphone et elle avait une petite voix. Elle avait enchainé les maladresses et les bêtises toute la journée. Je la sentais lasse. "Quelle journée de merde, vivement que ça se finisse". La journée était trainante et lourde, aussi. Amélie, la marraine de mon frère avait proposé de passer la soirée avec elle. Elle avait été beaucoup là ce jour il y a 10 ans et les jours qui suivirent.

Je me retrouvais dans une position un peu similaire à ce jour là, après le pur choc. A m'occuper de Vivien et de Maman, par ce que cela me faisait un peu de bien. Les mots de mon frère sur cette mort et ce jour ne sont pas les mêmes, bien qu'ils disent beaucoup en commun avec les miens (même si les miens, justement j'ai du mal à les cerner vraiment).

J'ai toujours peur de me plonger trop dans ce qui me semble toujours être un abîme. Cette douleur et ce manque, la brisure de l'injustice, de l'absence, les contours du vide. J'ai peur quand je lâche quelque chose au fond du puit et que j'entends ces bruits sourds qui résonnent et reviennent à moi. J'ai peur des larmes, il n'y a pas de demi mesure entre le rien et le torrent qui me broie la poitrine... Je ne sais pas. Je ne sais pas s'il faudrait persister un moment dans l'exploration de ce vide, des regrets et des douleurs qu'il accumule. Les pics vifs lorsque surgit l'évidence impossible, "merde si seulement il était là!" et surtout "mais... il aurait pu être là". Si ce jour là, si juste ces quelques minutes, secondes, si cet instant avait été différent... il aurait été là. L'absence est forte de sa dérision. Il demeure quelque chose d'inacceptable et qui ne sera jamais accepté. Il ne s'agit pas de l'accepter. La rivière contournera toujours de son flux essentielle la montagne qui s'est brisée sur elle, elle ne l'oubliera pas. Peu à peu, l'eau empêchée se trouvera plus forte et tirera de la masse qui fait maintenant partie d'elle une couleur unique.

A force de miroirs, je me laisse à penser sur ce que signifie cet anniversaire. Les messages disséminés par ce jour. L'amour profond et signifié que j'ai pour mon frère et ma mère, la place que cette amputation a chez nous, son rôle et son empreinte sur ce que nous sommes. Il y a quelque chose d'une force qui est ressorti à la mesure de ce sang intérieur répandu dans tout notre être où quelque chose a été arraché, définitivement arraché. Le deuil n'est pas l'oubli, il est au mieux l'acceptation d'oublis de mémoire mais surtout l'acceptation et le travail d'une habitude. L'être demeure arraché, on apprend à vivre avec. Et l'abîme qui se tient là demeure.

L'amour. Force terrible et évidente qui appelle la présence.
L'amour. Renforcée et chérie, investie de l'appel au présent.
Je t'aime Papa
Je t'aime Maman, je t'aime Vivien.

Aux alentours de midi, le dimanche 24 octobre 2004.

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