Elle me tendait un paquet de feuilles, en souriant. Débarquée de nulle part, elle était là, devant la porte de l'appartement. Ses cheveux noirs étaient un peu trop longs, un peu abîmé mais elle souriait franchement. "C'est pour toi, me dit-elle, c'est un manuscrit." Je restais immobile, j'avais l'impression que mon coeur allait se briser. Je n'avais conservé sur aucun souvenir, sur aucune photo, quelque chose de ce souvenir là. Je me surprenais à me demander si c'était vraiment elle, si ce sourire-là était vrai. Elle ne bougeait pas, ne semblait pas être irritée par mon silence ou mon inaction. Elle restait, avec son livre de feuilles reliées dans les mains. Elle me regardait puis inspectait du regard le palier de l'appartement.
"Un manuscrit de quoi ?" Ai-je fini par formuler, maladroitement.
D'un coup, son regard se fixa de nouveau sur moi "c'est un roman". Elle avait répondu vite mais clairement. J'étais à nouveau sonnée, incapable de reprendre mes esprits. Quelque chose de moi tourbillonnait vite, à manger du temps et des faits pour essayer de comprendre, mais grandissait l'envie intense de pleurer. Je ne savais que répondre à cette image de moi qui me souriait avec confiance, venait frapper à ma porte pour me confier quelque chose. Des images, des milliers d'images où je tentais de retrouver cette personne en face de moi. Des sentiments, pourtant qui venaient peu à peu m'envahir. Une tristesse venue du fond des eaux. Elle me regardait sans s’agacer, et j'avais l'impression qu'elle n'existait pas, qu'elle ne rentrait dans aucune cohérence de mes souvenirs, de mes vécues les plus intimes, qu'elle n'était pas une mais un milliers de nuances de moi, venues me rencontrer, sur le palier de appartement, un jour d'octobre. Ces sentiments mêlés avaient pourtant pris l'apparence de celle que j'étais à 14-15 ans, au cœur des tumultes. Elle se présentait avec ce tas de feuilles, soigneusement reliées, j'ai toujours été très soigneuse pour ce genre de chose. Il était tôt dans la matinée, et je reconnaissais bien ses yeux foncés, mes cheveux trop longs, cette allure un peu affaissée. Je ne reconnaissais plus ce sourire là, je me souvenais pourtant d'un élan toujours là. Je me souvenais pourtant d'une forme de rage.
"Tu ne le prends pas?" me dit-elle soudain. Son regard était amusé, un peu fière d'elle de la surprise, qu'à chacun de ses mots, elle croisait dans mon regard.
"Bien sûr que je le prends", répondis-je. Je ne tendais néanmoins pas la main.
"C'est le manuscrit, c'est pour toi", elle fixait mes yeux, elle me tendait le livre, et je sentais émaner d'elle une bienveillance sans limite.
Je le pris, je jetais un œil mais je n'arrivais pas à distinguer de titre sur la première feuille. Je soupirais profondément, je refermais là porte. Le palier était vide et sans odeur. Dans le lit, G. dormait encore, je vins me coller contre lui, mes pieds étaient si froids.

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