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Musique)
J'étais sur la mer, et les voiles se déployaient. Le bateau avançait dans la nuit sur une eau calme et inconnue. Il faisait froid, la mer avait fait son chemin entre deux montagnes. Et nous voguions. Toi, tu étais dans une embarcation à l'arrière, tenue par une longue corde, une corde de plus en plus longue, qui se déroulait dans l'océan, et plongeait dans l'eau. Même si je t'oubliais souvent, tu étais là; nos embarcations reliées. Je ne le savais plus mais tu étais là. Parfois je t'apercevais, poussé par le flux de l'eau dans l'horizon de mon regard, et on se faisait signe. C'était rarement très long. On se manquait souvent. Alors, c'était un membre de l'équipage qui me disait "il était là, il aurait voulu vous voir". Et je t'attendais un peu pour te répondre, puis je me lassais.
La mer et les rivières défilaient en nous parlant du temps. La forêt et les vents avançaient au rythme de l'eau. La corde se déroulait à l'infini, sans s'emmêler pourtant. Qui étais-tu alors devenu ? Parfois, je doutais même de pouvoir te reconnaître, au creux des nuages qui descendaient, au coeur du brouillard qui habitait l'horizon. "Il était là cette nuit, mais vous dormiez. Il n'a rien voulu dire." "On l'a aperçu au loin, il semblait vous chercher". Au réveil, la sensation de t'avoir manqué, cette émotion d'arrière-plan qui me prenait le coeur, et puis le quotidien te portait hors de mon souvenir. Parfois, à l'approche d'une île connue, je croyais pouvoir te croiser. Je déchiffrais le rivage puis je m'éloignais des côtes. Des fois je t'avais vu, des fois nous nous étions même parlé. Tu me paraissais peu à peu appartenir à une autre vie. Toi, le passé, l'oubli et les murmures du temps.
***
Dans un autre monde, dans une autre vie, dans une autre forme d'endroit. J'aurais pu partir. Dans l'instant qui fut là, et la secousse indicible, invisible et fugace, qui ne dit pas son nom. Alors que mon esprit reprenait des forces, je touchais le bord de l'eau et mon coeur reprenait de l'air. J'ai tourné la tête et j'ai vu la corde se dérouler plus vite et le nœud se défaire. Je n'ai pas bougé, je n'ai rien dit, je n'ai rien senti. Cela ne changerait rien, peut-être ai-je pensé. J'ai vu la corde courir le long du blanc et s'enfoncer dans la mer. J'ai regardé au loin, et j'ai vu que ton esprit n'était pas loin et qu'il s'éloignait plus vite. Tu étais encore si proche. Tu t'éloignais alors, pour t'enfoncer dans le brouillard. Je ne sais pas si tu as déjà vécu cela, si ton bateau était lui, plus libre que le mien. Le lendemain, on m'a dit que tu étais passé - c'est comme si tu avais senti quelque chose. J'ai souri car mon coeur n'a pas frémi. J'ai souri car je t'aime mieux.
C'est peut être un autre monde, peut être une autre vie, c'est une autre forme d'endroit. Je regarde les étoiles au loin. Ma vie avec toi a pris comme en un battement la couleur du souvenir. Les images me paraissent floues, d'un coup, mais j'espère m'approprier alors leur langage. Je ne t'ai pas oublié, je ne le ferai pas (tu es une partie de moi, tu es une partie de ce que je suis). Mais, je me suis en allée, je me suis détachée (alors même que je ne savais pas que tu étais toujours tellement là). Je te sourie à travers la lune. Et je déploie les voiles.